CHAPITRE 9

 

Nicolas releva la tête avec plus de réticence que de self-control. Il n’aurait jamais dû commencer à l’embrasser en pleine rue. Son corps avait immédiatement réagi, de manière impérieuse. Pire, la tête lui tournait. Il déposa un baiser hâtif sur la bouche offerte de Dahlia et tourna légèrement la tête pour observer l’homme caché sur le toit en face d’eux.

— Je crois que je vois trouble, murmura-t-il.

Elle répondit avec un rire hésitant.

— Si c’est tout ce qui t’arrive, ça veut dire que tu es plus doué que moi pour embrasser. J’arrive à peine à me tenir debout.

— J’ai peur de te toucher. Nous risquons de nous consumer tous les deux dans les flammes.

Elle soupira.

— C’est l’histoire de ma vie. Que fait notre ami ?

— Il descend du toit. Les rues seront bientôt noires de monde. Il ne peut pas se permettre d’être surpris sur son perchoir. Il aurait mieux fait de se poster sur un balcon pour regarder, comme tous les curieux.

— Si jamais tu décides de démissionner, tu devrais écrire un manuel.

Elle ne pouvait détacher son regard de lui, pas même pour observer l’homme qu’ils devaient suivre. Elle se sentait hypnotisée par Nicolas. Il lui caressait le menton avec le pouce en un petit va-et-vient régulier qui la fascinait tout en lui donnant des frissons.

— Tu as déjà obsédé quelqu’un ? lui demanda-t-elle.

L’ombre d’un sourire se dessina sur les lèvres de Nicolas.

— Seulement ceux qui veulent me tuer.

— Ils sont nombreux ?

— Vivants, non. (Il se pencha pour ramasser son sac.) Je n’aime pas qu’on ait envie de me tuer, obsession ou pas. C’est un principe chez moi. Viens. (Il la prit par le bras.) Il bouge. Marche à côté de moi, flirte un peu et tiens-moi la main. On va s’offrir un petit café matinal.

— Tu veux que je me fonde dans le paysage. (Elle soupira et rejeta sa masse de cheveux.) Je n’ai jamais été très douée pour cela. Personnellement, je préfère les coins sombres.

— Je ne veux pas qu’il te voie.

— Ils ne me connaissent pas. Mon entraînement s’est déroulé sous un nom différent. Même s’ils parviennent à dénicher cette information, cela ne leur servira pas à grand-chose.

Il baissa les yeux pour la regarder.

— Ce nom d’emprunt était Amour White, ce qui n’est rien d’autre qu’une manière différente de dire Dahlia Le Blanc. Pas très futé.

Elle haussa les épaules.

— L’idée n’était pas de moi. Tu aimerais t’appeler Amour, toi ? (Elle grimaça de dégoût.) J’étais une ado, bon sang !

— C’est vrai. Je suis étonné que tu n’aies pas vigoureusement protesté.

— À l’époque, je ne disais quasi rien. Je traversais ma phase boudeuse. (Elle le regarda avec un petit sourire.) Tu sais, la période où les ados se croient supérieurs au commun des mortels. C’était surtout pour provoquer et énerver Whitney. Je prenais un malin plaisir à le mettre en colère. Est-ce vrai qu’il s’est débarrassé de tout le monde sauf de Lily ? Parce que, si Lily existe vraiment, alors les autres aussi.

— Tu te souviens d’elles ? Des autres petites filles ?

— De quelques-unes, mais vaguement. Il y en a cependant une ou deux comme Lily dont je me souviens. Flamme. Elle avait un autre nom, mais je ne suis pas sûre de me le rappeler.

— Iris, répondit-il. Whitney détestait qu’on l’appelle Flamme.

— Whitney nous détestait toutes, point barre. Nous ne faisions pas ce qu’il voulait quand il le voulait. C’était des robots qu’il lui aurait fallu, pas des enfants.

— Si cela peut te consoler, Dahlia, il ne s’en est pas beaucoup mieux sorti en nous recrutant. Nous avons également été un échec pour lui. Nous avions tous une formation militaire, de bons antécédents, nous étions forts et disciplinés, mais nous n’avons guère fait mieux que les petites filles qu’il a abandonnées.

— Pauvre Lily. Cela a dû être terrible pour elle d’apprendre la vérité sur lui. Je me rappelle qu’elle était douce et gentille. Et intelligente, très intelligente. Je me souviens d’une nuit que nous avions passée à discuter des planètes et de la rotation de la Terre, mais ce n’est peut-être qu’un rêve. Après tout, je ne devais pas avoir plus de quatre ou cinq ans. Si je sortais en douce de ma chambre et que Whitney m’attrapait, j’étais punie.

— Comment ?

Cette conversation passionnait Nicolas, mais son attention restait fixée sur l’homme qu’ils avaient pris en filature.

— Comment te punissait-il ?

Dahlia leva les yeux vers son visage. Elle lui avait raconté plus de choses sur elle-même dans le court laps de temps qui s’était écoulé depuis leur rencontre qu’elle n’en avait jamais dévoilé à personne. Elle se demanda s’il ne l’avait pas réellement ensorcelée. Sinon, comment expliquer ce qu’elle éprouvait et la manière dont elle se conduisait avec lui ?

Il pencha la tête et arqua un sourcil inquisiteur.

Il était inutile de résister. Elle allait le lui dire.

— J’avais une vieille couverture miteuse. Je faisais semblant de croire que ma mère me l’avait tricotée et qu’elle me l’avait donnée en m’abandonnant. Il est plus que probable qu’il l’a achetée en même temps que moi, mais c’était néanmoins un rêve qui me permettait de garder mon calme les jours où j’avais l’impression que j’allais devenir folle et que ma tête allait exploser.

— Tu l’as gardée, n’est-ce pas ?

Elle détourna les yeux.

— Bien sûr. C’était l’une des rares reliques de mon passé. Je n’avais aucune famille, pas de grands-parents, d’oncles ou de tantes. Je chérissais de petites choses, expliqua-t-elle en passant sa main libre dans ses cheveux. J’essaie de ne pas trop penser à tout cela : à Milly, à Bernadette, à ma maison ou à mes affaires. Si je me laisse aller, le chagrin et la colère se mélangent et j’en deviens dangereuse. (Elle lui jeta un coup d’œil.) C’est probablement une bonne chose que je t’aie rencontré, sinon je déclencherais des incendies dans tous les sens.

— J’ai récupéré ta couverture.

Lorsqu’elle évoquait son passé, cela lui donnait envie de la prendre dans ses bras. De la serrer contre lui pour lui faire oublier la douloureuse absence de la chose la plus essentielle qui soit… une famille. Comment Whitney avait-il pu relâcher les fillettes dans le monde sans personne pour les protéger ? Il avait assuré leur confort matériel en pensant que cela suffirait.

Elle le regarda sous ses longs cils.

— Tu es en colère.

— Je suis désolé. Tu le sens ?

Elle appuyait ses mains contre son ventre. C’était la troisième fois qu’elle le faisait, presque sans y penser.

— Non, ton niveau d’énergie est très faible. Je commence à te connaître, c’est tout. Tu fais un drôle de truc avec tes sourcils.

— Absolument pas. Je me suis beaucoup entraîné à rester impassible.

— Tu l’es, l’assura-t-elle. Sauf tes sourcils.

La main de Nicolas se serra autour de la sienne et la colla contre sa hanche. Dans cette position, ils embarquèrent sur le ferry qui devait leur faire traverser le fleuve jusqu’au quartier d’Algiers. Nicolas se maintenait à une distance prudente de leur proie. Il se servait de la foule matinale comme d’un écran et montrait tous les signes extérieurs de la jalousie et de la possessivité. Peu d’hommes oseraient s’approcher d’eux tant qu’il garderait Dahlia aussi près de lui.

— Merci pour la couverture. Elle compte beaucoup pour moi.

Cet aveu l’emplissait de honte. Une couverture miteuse du temps de son enfance. Le seul souvenir que lui avait laissé sa mère imaginaire. C’était franchement pathétique, tant pour lui que pour elle.

Il lui caressa doucement le visage du bout des doigts.

— J’ai aussi emporté quelques livres et un pull. Je suis désolé de n’avoir rien pu prendre de plus.

— Très peu d’objets comptaient pour moi, Nicolas. Je préfère que tu aies pu sortir vivant de la maison.

Elle jeta un coup d’œil sous le bras de Nicolas. À cette heure matinale, un vent frais venait du Mississippi. Dahlia leva le visage pour sentir la brise.

— Il vient par ici.

— Est-ce qu’il nous regarde ?

La voix de Nicolas était calme, presque blasée. Il changea légèrement de posture pour mieux la protéger.

— Non, il observe le fleuve. Mais il vient droit sur nous.

Nicolas se concentra pour établir un lien mental avec l’homme qui était en train d’approcher du bastingage. Il voulait l’évaluer, lire en lui à la manière des GhostWalkers. Les pensées étaient parfois faciles à déchiffrer, surtout lorsqu’elles étaient porteuses d’émotions suffisamment fortes, mais le plus souvent, il était difficile de parvenir à se connecter à une personne précise dans la foule. La plupart du temps, lorsqu’il y avait trop de monde, il ne captait que des impressions vagues plutôt que des pensées claires.

Nicolas saisit Dahlia par le bras et la força à se retourner pour regarder la rivière, tout en se déplaçant lui-même pour venir se placer sur sa droite.

— Reste calme, Dahlia. L’homme que nous cherchons est à ta droite, à quelques mètres de nous.

— Comment ça ?

Son rythme cardiaque s’affolait à nouveau. Elle commençait à se lasser du fait que son cœur s’emballait en permanence. De la proximité incessante de toute cette foule. Malgré la présence de Nicolas, elle encaissait tout de même une énorme quantité d’énergie.

— Le type en chemise bleue devait avoir pour mission de surveiller le bâtiment et de chercher une femme dans la foule. Il fait son rapport au type en chemise noire.

Dahlia ne tourna pas la tête et garda les yeux rivés sur le fleuve. De petits moutons se formaient sur l’eau. Une barge les croisa. Tout à coup, Dahlia sentit son ventre se nouer, et ses doigts s’enfoncèrent dans le bras de Nicolas.

— Il va le tuer.

Elle prononça ces mots d’une voix si basse qu’ils étaient indiscernables, mais elle sut tout de suite que Nicolas l’avait compris lui aussi.

Dahlia était déjà en surcharge à cause de la violence des heures précédentes. Une nouvelle vague lui vaudrait peut-être une crise de tachyphalaxase. Nicolas se força à rire et l’étreignit, tels deux touristes profitant de leurs vacances. Elle passa les bras autour de son cou et se blottit contre sa gorge tandis qu’il l’emmenait de l’autre côté du ferry.

— Tu ne vas pas être malade, Dahlia, dit-il en faisant sonner ces mots comme un ordre.

Il y eut un petit silence et il sentit les cils de la jeune femme papillonner contre sa peau.

— Ah bon ? Et pourquoi cela ?

Malgré les forces qui s’acharnaient déjà sur les défenses de Dahlia, il perçut une petite pointe d’amusement dans sa voix. Il sentait sa peau chauffer, comme si elle brûlait de l’intérieur. Il fut immédiatement envahi d’un besoin impérieux de la protéger, si fort qu’il en fut ébranlé.

— Accroche-toi, Dahlia, on va s’en sortir. Et tu ne seras pas malade, parce que j’en ai décidé ainsi.

Il sentit ses lèvres lui effleurer la gorge. Un étrange bouillonnement se produisit en lui, ce qui l’agaça prodigieusement. Comment parvenait-elle à lui faire un effet pareil ? Sa philosophie de la vie lui permettait de se détacher facilement des gens et des choses, mais il savait que son existence était désormais liée à celle de la jeune femme, et qu’il ne pourrait plus jamais s’en défaire. Son entrejambe réagit au contact de la bouche de Dahlia sur sa peau. Tout aurait été beaucoup plus simple s’il ne s’était agi que du lien explosif qui les unissait, mais il savait que le mal était beaucoup plus profond. Il voulait la garder dans ses bras et l’emmener loin d’ici. Ils pourraient se cacher dans ses montagnes adorées, en un lieu où personne ne les retrouverait jamais. Pas même les autres GhostWalkers. Il pourrait la protéger de tout ce qui faisait payer un tel tribut à son corps et à son esprit.

Dahlia se pencha contre lui et lui baissa la tête avec les mains pour poser la bouche contre son oreille.

— Ton niveau d’énergie monte, et cela n’a rien de sexuel. Tu t’inquiètes pour moi. Je suis ainsi, Nicolas. Si tu veux continuer à me fréquenter, tu dois l’accepter. (Elle recula pour le regarder de ses yeux noirs et sérieux.) Je veux que tu saches exactement ce qui se passe lorsqu’on vit avec moi. Je ne serai jamais le genre de femme que l’on emmène au restaurant ou au théâtre. Je n’ai pas un tel contrôle. Réfléchis à l’existence que tu mènerais avec moi. Cela n’aurait rien à voir avec une espèce de fantasme si éloigné de la réalité qu’il s’effondrerait au bout d’un jour ou deux.

— Mon fantasme, c’est de t’avoir pour moi tout seul, pas de t’emmener au restaurant ou au cinéma. Je te veux rien que pour moi. Je mène moi-même une existence très solitaire, Dahlia.

Elle sentit l’explosion de violence l’envahir, l’étouffer. Elle resserra son étreinte sur Nicolas et se plaqua contre lui. Il était son seul refuge contre les répercussions d’un meurtre. Ses poumons se vidèrent d’un seul coup. Elle ferma les yeux, sachant que le corps était dans l’eau et que personne ne l’avait vu tomber. L’homme à la chemise bleue avait été poignardé et jeté par-dessus bord, mais il n’était pas encore mort lorsque les vagues le submergèrent et l’entraînèrent vers le fond, où personne ne pouvait voir ses derniers efforts pour s’accrocher à la vie. Mais elle le sentit, tout comme elle le perçut rassembler ses dernières forces pour hurler son désespoir et son sentiment d’injustice.

Elle sentit sa gorge se gonfler et son souffle se couper. L’énergie violente la percuta brutalement et la fit tomber à genoux malgré le soutien de Nicolas. Elle ne voyait plus rien, et la pression qui s’accumulait dans sa tête l’empêchait même de penser.

Nicolas la fit remonter contre sa poitrine sans qu’elle puisse l’en empêcher. L’avertir qu’elle devait se débarrasser de cette énergie pour éviter de faire une crise. Désespérée, Dahlia tourna les yeux vers le fleuve. Trop d’émotions bouillonnaient dans son ventre, aggravant encore l’effet de l’assaut énergétique.

— Regarde-moi, Dahlia.

— Non !

Elle lui siffla ce mot, les dents serrées, se retenant à grand-peine de griffer et de hurler. Son corps était en feu et les flammes la ravageaient de l’intérieur.

Nicolas enfonça les doigts dans ses bras et la secoua légèrement.

— Laisse-moi t’aider. C’est un pro, Dahlia. Il l’a tué en plein milieu de la foule sans que personne le voie faire, dit-il d’une voix ferme. Si tu commences à générer des boules de feu ou à vomir, il risque de le remarquer.

Elle jura et se plia en deux sous le coup de la douleur. La sueur commença à perler sur sa peau. À ce moment précis, elle détestait Nicolas. Parce qu’il la voyait si vulnérable, toujours sous le pire jour possible. Elle le maudissait d’avoir insisté pour l’accompagner, et d’être là alors qu’elle craquait complètement. Si elle faisait une crise en sa présence, elle ne pourrait plus jamais le regarder en face. Elle inclina laborieusement la tête, le moindre mouvement lui donnant l’impression que des couteaux lui perçaient le crâne. Elle posa son regard sur le sien.

Nicolas pencha la tête jusqu’à ce que sa bouche soit à quelques centimètres de celle de sa compagne.

— Partage cela avec moi, Dahlia. Évacue ta douleur.

Le courage dont il faisait preuve la terrifiait. Ni lui ni elle n’avaient la moindre idée de ce qui pouvait se produire. Elle ouvrit la bouche pour protester, pour l’avertir, mais c’était trop tard. Leurs lèvres se touchèrent. Un arc électrique crépita entre eux et relia leurs deux corps. La chaleur de Dahlia passa dans les veines de Nicolas. Le souffle court, elle enfonça les ongles dans sa poitrine. La température monta. Dahlia émit un petit cri de protestation et de peur, mais Nicolas lui effleura le sein de la main avant de la refermer autour de sa gorge. Elle l’entendit grogner, un son rauque et viril. L’énergie ambiante se chargea immédiatement de tension sexuelle, mettant tous ses sens à vif.

Nicolas, les bras rigides comme des barres d’acier, se pressa contre elle. Il la souleva et appuya son membre durci contre l’entrejambe de la jeune femme.

— Mets tes jambes autour de ma taille, bon sang, ordonna-t-il d’un ton désespéré.

Il avait envie de déchirer le mince pantalon de coton qu’elle portait et d’arracher son propre jean. Il voulait la sentir peau contre peau. Il voulait ressentir la satisfaction de s’enfoncer profondément en elle, chair contre chair…

— Arrête ! supplia Dahlia en lui mettant une main sur la bouche. Nicolas, arrête.

Il entendit le sanglot dans sa voix. Cela le déstabilisa suffisamment pour le soustraire à l’emprise de son désir. Il réprima la terrible faim qui lui déchirait les entrailles, qui battait dans son crâne et qui ravageait son corps. La force de l’énergie qui l’enveloppa l’ébranla avec la même violence qu’elle réservait d’habitude à Dahlia. Lentement, il reposa la jeune femme sur le pont du ferry. Il prit une longue inspiration, posa son front contre celui de Dahlia et adopta le rythme de sa respiration. Son corps était dur comme de la pierre et si douloureux qu’il était persuadé que sa peau allait se fendre. Et jamais il n’avait connu une telle chaleur. Le plus effrayant, c’était le désir qu’il éprouvait de la plaquer contre le pont et de lui arracher tous ses vêtements. L’espace d’un battement de cœur, tout son être, esprit, corps et âme, le poussa dans cette voie. Le besoin qu’il avait de la posséder le faisait trembler.

— C’est l’énergie, murmura-t-elle.

Dahlia était parfaitement consciente du danger qu’elle courait. Il se reflétait dans les yeux de Nicolas, brûlants de chaleur et de désir. Cela le rendait à moitié fou.

— Je sais, rétorqua-t-il sèchement.

Il regretta immédiatement sa réaction. Il était là pour réduire le niveau d’énergie de Dahlia, pas pour l’aggraver. Elle ne réagissait pas à l’énergie sexuelle de la même manière qu’à la violence, mais il n’avait pas envisagé que les deux puissent se mélanger avant de devoir se forcer à garder le contrôle de lui-même.

— Tu te sens mieux ?

Dahlia hocha la tête.

— Oui, je ne suis pas si malade. Je suis désolée, Nicolas.

Elle avait envie de s’éloigner de lui. De s’éloigner d’elle-même. C’était l’un des pires moments de sa vie. Nicolas Trevane était un homme d’honneur, mais elle lui avait montré une facette monstrueuse de sa personnalité, une facette qu’aucun homme n’aurait jamais dû voir.

Nicolas laissa l’énergie se disperser lentement, comme le réclamait sa forme naturelle. Il l’expira hors de lui, l’éjecta par un effort de volonté, accepta la vague de chaleur et la laissa se dissiper. Il jeta un coup d’œil prudent aux alentours. Ils se trouvaient dans un coin reculé, mais les passagers les plus proches n’avaient certainement pas manqué de remarquer la tension sexuelle qui émanait d’eux.

— Dahlia, ce n’est peut-être pas une très bonne idée, après tout. Il ne va pas être facile à suivre.

Il ne savait pas du tout quoi lui dire, ni comment s’excuser. Il se passa une main tremblante dans les cheveux.

— Tu veux dire si je suis là.

— Il connaît le territoire, contrairement à nous.

— Je connais à peu près toute la région. Je ne dors pas bien la nuit, alors je me promène. C’est plus sûr qu’en plein jour. Cela me permet d’éviter les zones les plus peuplées tout en maintenant un lien avec la civilisation.

Pourquoi lui disait-elle tout cela ? Dahlia n’arrivait pas à croire qu’elle était en train de lui raconter les détails les plus intimes de sa vie. C’était pitoyable, même à ses propres oreilles. Pire, chaque fois qu’elle révélait une information, elle sentait qu’il luttait intérieurement pour ne pas y réagir.

— Je peux nous guider à peu près, et peut-être même deviner sa destination.

— Je suis, grand et toi petite. Il aura remarqué tous les passagers du ferry. J’ai essayé de l’inciter à détourner les yeux, mais il est insensible à ce genre d’influence. Il n’a certainement pas manqué une miette de notre petit feu d’artifice. Il est hors de question qu’il nous repère à ses trousses.

— Je suis très douée pour passer inaperçue.

Dahlia voulait sombrer dans l’inconscience, échapper au tourbillon d’énergie qu’elle venait d’encaisser à grand-peine. C’était une réaction normale, comme après une crise. Son corps et son cerveau avaient besoin de se déconnecter pendant quelque temps. Elle cligna rapidement des yeux pour les empêcher de se fermer et se força à rester debout. Elle avait mal au ventre du coup qu’elle avait reçu. Ses organes lui semblaient enflés et meurtris, et son esprit pliait sous l’assaut continuel de l’énergie générée par la foule et la violence du meurtre qui venait d’être perpétré.

— Il vaudrait peut-être mieux que je te dépose dans un hôtel, insista-t-il.

Dahlia sentait que sa patience était à son terme. C’était son problème, pas celui de Nicolas.

— Vas-y toi-même, si tu y tiens, rétorqua-t-elle.

Elle se sentait humiliée et agacée. Plus que tout au monde, elle aurait voulu être seule, mais il n’était pas question qu’elle le laisse faire son travail à sa place. Et désormais, elle avait une peur secrète de lui. Peur de sa force colossale et de ce qu’il pourrait lui faire s’il perdait le contrôle. Elle avait honte de cette réaction.

Nicolas sentit monter l’énervement de Dahlia. Les répercussions de l’énergie les menaçaient tous deux.

— Je dois appeler Lily pour savoir si elle a des informations à nous donner, dit-il doucement. Les portables passent mal par ici, mais un peu plus loin je devrais réussir à la joindre.

Dahlia saisit sa chemise des deux poings. Tant qu’elle maintenait un contact physique avec lui, l’énergie ne la submergeait pas totalement. C’était encore une source d’irritation pour elle. Elle n’avait pas envie de devoir rester accrochée à lui comme un pied de vigne vierge.

— Les portables ont une dent contre le bayou et le fleuve. Ça doit venir de l’eau.

— Mais quand tu n’étais pas dans le bayou ? J’imagine que Calhoun t’avait fourni un portable pour maintenir le contact quand tu étais en ville.

— J’en ai fait fondre deux, et il a fini par décider que cela ne valait pas le coup.

Il la regarda pour voir si elle ne se moquait pas de lui, mais Dahlia avait l’air extrêmement sérieux.

— Tu les as fait fondre ?

Elle hocha la tête.

— Ça m’arrive parfois. Je ne le fais pas exprès.

Nicolas n’en doutait pas. Vu tout ce qu’elle faisait fondre en lui chaque fois qu’il se trouvait près d’elle, il était persuadé qu’elle n’aurait aucun mal à carboniser un téléphone. Après tout, un portable était beaucoup plus petit qu’un homme. Le souffle court, il lui prit la main et tenta de détendre l’atmosphère.

— Essaie de ne pas faire fondre certains de mes attributs.

Les passagers commençaient à débarquer, et ils traînèrent pour se retrouver parmi les derniers. Nicolas gardait un œil sur sa cible.

— Regarde comme il se déplace, Dahlia. C’est peut-être un ancien militaire, ou plus probablement un mercenaire. Je parie qu’il est doué pour se battre. Regarde bien ses yeux. Rien ne lui échappe, il voit tout. Il vient de tuer un homme et il ne se presse même pas.

Nicolas ne voulait pas attirer l’attention en s’attardant trop longtemps derrière le gros des passagers, mais il devait également éviter que Dahlia subisse une exposition prolongée à une telle foule. Il synchronisa leur sortie en observant l’homme à la chemise noire se mettre sur le côté et allumer une cigarette. De toute évidence, il attendait que tous les passagers sortent. Nicolas se mit entre lui et Dahlia pour la camoufler à sa vue tandis qu’ils le devançaient sans se presser.

— Son énergie est très malveillante.

— Je te préviens, si tu te mets à avoir des nausées, je te demanderai à haute voix si le bébé va bien.

Dahlia manqua de s’étouffer. Elle garda la tête baissée, une main appuyée contre son ventre, là où elle avait reçu le coup de poing. Chaque pas la faisait souffrir. Elle regarda le Mississippi avec envie. Elle aurait tout donné pour se trouver à nouveau sur son île, au milieu de ses livres.

Nicolas serra les doigts de Dahlia et l’attira encore plus près de lui. Il passa devant l’homme sans même lui jeter un regard, se penchant sur l’oreille de Dahlia pour lui murmurer des absurdités. Il voulait donner l’impression qu’ils étaient totalement absorbés l’un par l’autre, mais aussi la soustraire davantage au regard de l’inconnu.

Il aurait d’ailleurs tellement aimé qu’ils soient réellement absorbés l’un par l’autre. Rien ni personne n’avait bouleversé son univers calme et rationnel autant que Dahlia. Il avait conçu toute sa vie à partir des principes que ses grands-pères lui avaient inculqués. Il s’était cru prêt à tout… jusqu’à Dahlia. Il parvenait à grand-peine à se concentrer sur leur sécurité ou sur la traque de leur proie. Tandis qu’ils se dirigeaient vers le restaurant à touristes judicieusement installé sur le promontoire qui surplombait le fleuve, il tenta de comprendre l’effet dévastateur que Dahlia exerçait sur lui.

La jeune femme était une véritable tempête de feu là où il n’était que glace. Il était calme et posé, elle était sanguine et déchaînée, meurtrie par l’énergie de toute chose vivante. Quelle était sa place dans l’univers ? Comment parvenait-elle à survivre dans un milieu si hostile à sa nature ? Et pourquoi lui semblait-il tellement indispensable qu’elle survive avec lui ?

Il pouvait admettre l’attraction physique, même si son intensité risquait d’avoir des conséquences désastreuses. Il pouvait même accepter le besoin qu’il ressentait de la protéger. Il veillait en permanence sur ses hommes et prenait son rôle de chef de groupe très au sérieux. Cela faisait partie de son caractère, et il en était parfaitement conscient. Mais découvrir en lui cette obsession – il n’y avait pas d’autre terme pour décrire ce qu’il ressentait – le mettait très mal à l’aise. Il essayait de sauver la vie de Dahlia et la sienne, mais ne pouvait penser à autre chose qu’à la jeune femme. Au son de sa voix. Aux sourires inattendus qu’elle lui adressait parfois. Il pensait tellement à elle que cela en devenait perturbant.

— N’y pense pas trop, Nicolas, lui dit Dahlia à voix basse.

— À quoi ?

Il avait beaucoup de mal à garder une voix calme. Elle affirmait qu’elle n’était pas télépathe et ne pouvait pas lire dans les pensées. Il ne voulait pas qu’elle découvre son trouble. Tant qu’il ne connaissait pas les réponses, il n’avait pas envie de lui faire part des questions.

— À ce que tu es en train de ruminer. Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais tu as assez de soucis comme ça.

— Les gens pensent souvent à des choses inquiétantes, Dahlia.

— Je le sais. C’est dur à croire, mais je suis moi-même une personne, et il m’arrive parfois de penser. Je ressens même régulièrement des émotions. Un jour, j’ai vu un homme donner un coup de pied à un chien, et cela m’a tellement choquée que trois maisons se sont enflammées derrière lui. J’avais neuf ans.

Elle leva les yeux vers lui pour observer sa réaction. Ce qu’elle lui disait était important. Et ils devaient le savoir tous les deux.

— Tu imagines ce qui se pourrait se passer si je me disputais avec mon mari à propos de la quantité de lait qu’on doit mettre dans le thé, ou ce genre de balivernes ? Pschitt. Il partirait en fumée.

Lorsqu’il la regarda enfin, elle avait déjà détourné les yeux vers le fleuve.

— Que se passe-t-il quand tu ressens de la douleur ?

— Causée par la surcharge ?

— Non, une douleur normale, quand tu te cognes le doigt de pied, que tu as un rhume, qu’un homme te bourre de coups de poing dans la rue parce que je suis trop lent à la détente.

Il y avait un sifflement de colère dans sa voix. Sa rage sortait de nulle part. C’était une flamme qui lui dévorait lentement les entrailles et dont la chaleur intense menaçait de le consumer tout entier. Il glissa la paume de sa main jusqu’au ventre de la jeune femme et la posa doucement dessus. Le contact se voulait impersonnel et apaisant, destiné à la libérer de sa douleur. Il se révéla totalement différent. Non pas sexuel, mais intime. Dahlia sentait sa peau brûler sous le tissu de son sweat-shirt. Ou peut-être était-ce sa peau à lui. Il n’aurait pas dû être en mesure de le sentir, mais il y parvenait pourtant.

Elle ferma les yeux, submergée par les émotions. Ou par l’énergie, elle ne pouvait plus faire la différence. Elle avait envie de fuir Nicolas. De fuir le monde entier. Elle avait mal à la tête et sa peau la démangeait, comme si elle était trop étroite pour contenir son corps.

— Ne songe même pas à t’enfuir, Dahlia, l’avertit Nicolas, qui n’avait eu aucun mal à deviner ses intentions. (Sa voix se durcit et prit un ton énervé.) Tu es tellement occupée à essayer de maintenir une distance émotionnelle entre nous que tu en oublies ce que nous sommes en train de faire.

Il l’éloigna de la fenêtre, sur laquelle son visage aurait pu se refléter, et l’entraîna sur le côté du restaurant en la poussant à travers l’épaisse végétation.

La jeune femme lui lança un regard noir et courroucé.

— Si l’un d’entre nous a peur de s’investir émotionnellement, c’est plutôt toi. J’ai peut-être mes limites, mais au moins je ne rejette pas le monde. Tu tiens tellement à ce que rien ne vienne perturber ta tranquillité que tu n’as même pas de vie.

L’air crépitait d’électricité. Nicolas sentait l’énergie s’accumuler autour d’eux, alimentant les émotions à vif qui enflaient en lui. Du coin de œil aperçut leur cible en train de se diriger vers une petite Ford bleue, garée un pâté de maisons plus loin. L’homme ne semblait pas pressé. Il marchait d’un pas nonchalant, comme s’il n’avait pas le moindre souci.

Nicolas regarda autour de lui et vit un taxi garé à côté du restaurant. Persuadé qu’il attendait des clients, Nicolas sortit un billet de vingt dollars pour lui faire signe. Il garda une main ferme sur la nuque de Dahlia afin de conserver un contact physique avec elle. Il avait beau se dire que c’était pour la protéger des assauts d’énergie, la vérité ne cessait de lui tourmenter l’esprit. C’était lui qui avait besoin de ce contact. Ils étaient fâchés, et le fait de la toucher le rassurait.

— Tu me fais mal, lui dit Dahlia sur un ton légèrement belliqueux.

Nicolas serra les dents et jura en silence. Il n’arrivait pas à croire qu’il était toujours aussi mal à l’aise en sa présence. Incroyable et terriblement gênant. Et le pire, c’était qu’elle pouvait le quitter. Cela ne lui serait pas facile, à cause des fantasmes qu’il éveillait en elle, mais elle en serait capable, même si elle était censée être la plus sanguine et la plus émotive des deux. Lui ne le pourrait pas. Il n’avait pas la moindre idée de comment cela était arrivé, mais elle était parvenue à s’immiscer jusque dans ses poumons, au point qu’il ne pouvait même plus respirer correctement sans elle.

— Monte dans le taxi, lui ordonna-t-il exprès, car il savait qu’elle détestait les ordres.

Il ne savait pas comment c’était arrivé. Il s’était parfaitement passé d’elle pendant toute sa vie. Il n’avait jamais envisagé de chercher une compagne pour partager son existence. Il vivait en solitaire, allait où bon lui semblait, pans aucun lien émotionnel ou physique, et cela lui plaisait. Jusqu’à ce qu’il se retrouve en Louisiane avec une femme capable de le réduire en miettes d’un seul regard.

Dahlia se glissa sur la banquette arrière. Une pression colossale enflait dans sa poitrine, une colère brûlante et déchaînée, au diapason de la passion que Nicolas avait fait naître en elle. La jeune femme inspira profondément. Ils se nourrissaient l’un l’autre. Il n’y avait pas d’autre explication. Lorsqu’elle le touchait, il la soulageait de l’énergie extérieure. Lorsque la passerelle d’énergie se formait entre eux, ils renforçaient tous les deux sa puissance et son intensité, chacun alimentant la passion de l’autre.

Elle s’éclaircit la voix lorsqu’elle sentit le corps musclé de Nicolas juste à côté d’elle. Elle attendit qu’il ait donné les instructions au chauffeur, puis glissa sa main dans la sienne, curieuse de voir s’il la repousserait. La colère émanait encore de lui, mais il referma les doigts sur sa main.

— Nous amplifions mutuellement nos émotions, dit-elle à voix basse, crûment, sans déguiser la vérité, le regard rivé sur la vitre.

Nicolas ferma brièvement les yeux. Elle avait raison, et il le savait depuis le début. Malgré cela, il n’avait rien fait pour lutter contre ce phénomène, et cela l’ennuyait presque autant que son désir constant d’être auprès de Dahlia. Après tout, que savait-il vraiment sur elle ? Il la regarda. Elle était tout ce qu’il avait jamais désiré, et c’était seulement à présent qu’il s’en rendait compte. Qu’allait-il bien pouvoir faire à ce sujet ? Il passa son pouce sur les doigts de la jeune femme, en une caresse apaisante.

— Respire avec moi.

Il avait besoin qu’elle l’éloigne d’un précipice qu’il n’appréhendait pas complètement. La colère qui, quelques minutes auparavant, tourbillonnait encore en lui, si crue et si violente, s’était transformée d’un seul coup en un besoin impérieux de ne faire qu’un avec elle. De l’attirer tout contre lui. Il voulait qu’elle ait besoin de lui de manière aussi animale qu’il avait besoin d’elle. Il avait beaucoup de mal à admettre qu’il ne contrôlait pas ses pensées, ses sentiments ou même son univers, aussi parfaitement qu’il l’avait toujours cru.

Dahlia sentit l’énergie se modifier lorsqu’ils commencèrent tous les deux à respirer de manière plus contrôlée. Régulièrement, profondément. Elle sentit la colère noire se dissiper dans l’air qui entrait et sortait de ses poumons. Des poumons de Nicolas. Un éclair d’excitation envoya une nouvelle vague d’énergie autour d’eux. Elle essaya de la faire disparaître par sa respiration.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

 Tu l’as senti ? (Dahlia vit Nicolas hocher la tête.) Nous sommes de plus en plus accordés l’un à l’autre. Je perçois les moindres de tes changements d’humeur, et tu peux désormais faire de même avec moi. Tu n’avais jamais senti l’énergie de cette manière, n’est-ce pas ?

Nicolas réfléchit longuement à cette question. Il parvenait parfois à intercepter des pensées. Il percevait facilement les émotions. Si jamais il avait déjà « senti » l’énergie, c’était juste avant qu’un ennemi l’attaque. Peut-être aussi la colère noire d’une personne très agressive. Acquérait-il de nouvelles compétences ? Il ne savait pas s’il voulait de la malédiction dont Dahlia était affligée depuis sa naissance.

— Nous avons simplement contrôlé l’énergie ensemble, Nicolas. (Dahlia irradiait d’excitation.) Notre premier essai n’a peut-être pas été très concluant, mais cette fois-ci, cela a réellement marché. Je ne l’avais jamais vraiment contrôlée jusqu’ici. Je parvenais à la gérer, à la garder sous cloche le temps de trouver un endroit où m’en débarrasser, mais là, nous avons respiré ensemble, j’ai trouvé le lac paisible de ton esprit, et l’énergie est partie d’elle-même.

C’était un tel pas en avant que Dahlia ne parvenait pas à le lui expliquer clairement. Pendant des années, elle avait essayé la méditation et les chants tribaux, sans le moindre effet. La méditation lui avait permis de supporter un peu mieux la pression, mais jamais elle n’avait réussi à dissiper l’énergie. Grâce à Nicolas, elle y était enfin parvenue. Pour elle, cela tenait du miracle.

— J’ai remarqué que tu te servais plus facilement de la télépathie. Je n’ai plus besoin de maintenir la connexion tout seul. Tu me rejoins à mi-chemin.

Dahlia cligna des yeux.

— C’est vrai ? Ça ne tient pas debout. Je n’ai aucun don pour la télépathie. Je n’en ai jamais eu. Je peux seulement envoyer mes pensées si mon interlocuteur est un véritable télépathe, mais c’est lui qui doit produire tous les efforts.

— Ce n’est pas le cas avec moi.

Nicolas passa le bras autour de ses épaules. En l’espace de quelques minutes, elle était passée de la colère à la joie, puis à l’anxiété.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

Dahlia n’avait aucune envie de devenir télépathe. Elle avait déjà suffisamment de problèmes avec ses propres « dons ».

— Arrêtez-vous, dit soudain Nicolas en la faisant sursauter. Nous descendons ici.

Dahlia regarda par la fenêtre et vit qu’ils étaient sortis de la ville et qu’ils venaient de traverser un pont. Le chauffeur se gara sous un petit bouquet d’arbres. Nicolas lui tendit une poignée de billets et sortit du taxi. Il prit bien soin de ne pas lâcher la main de la jeune femme et de rester caché derrière la voiture. Presque immédiatement, il l’attira sous le couvert des arbres, d’où ils regardèrent le taxi repartir.

— Où est-il ?

Dahlia n’avait vu ni la Ford bleue, ni son conducteur.

— De l’autre côté du pont. Il s’est arrêté sur un chemin de terre puis est sorti de sa voiture avant de continuer à pied.

— C’est embêtant, le chemin est à découvert.

— Je ne m’attendais pas à ce qu’ils nous facilitent la tâche. Ils ont choisi un endroit isolé, où ils peuvent soutirer des informations à leurs prisonniers, et qu’ils peuvent défendre facilement. Le terrain nu qui borde la route leur permet de surveiller les gens qui approchent.

Dahlia se laissa tomber sur le sol et ôta son sweat-shirt. Il faisait déjà chaud, et le débardeur qu’elle portait en dessous lui collait à la peau.

— J’imagine que nous allons attendre ici toute la journée ?

Elle se tressa les cheveux et en fit un chignon élaboré pour se dégager la nuque. Son corps avait grand besoin de sommeil, et surtout elle ne voulait plus penser à ce qui s’était passé entre eux sur le ferry.

— Je vais reconnaître le terrain près de la route pour m’assurer que je ne me trompe pas, mais oui, on peut se reposer ici. (Il posa son sac à côté d’elle.) Au moins, tu es dehors, et loin de la foule.

Dahlia roula le sweat-shirt en boule, s’allongea et posa la tête dessus tout en se recroquevillant.

— Je vais dormir pendant ce temps-là. Je suis épuisée.

Ainsi couchée sur le sol, elle avait l’air très vulnérable. Nicolas sentit son estomac se nouer. Il s’accroupit près d’elle et lui tendit la gourde.

— Je ne serai pas long, Dahlia, lui assura-t-il en repoussant quelques mèches rebelles de son visage.

Elle lui adressa un pâle sourire.

— Prends tout ton temps. J’ai l’intention de dormir. J’ai besoin de beaucoup de sommeil, dans les situations traumatisantes. J’imagine que c’en est une.

Nicolas jouait toujours avec les cheveux de la jeune femme.

— Je pensais que tu avais du mal à t’endormir.

— J’ai dit que j’avais besoin de sommeil. Ce n’est pas exactement la même chose.

— Est-ce que tu vas te faire du souci pour moi ?

— Absolument pas. Tu es un grand garçon.

Il rit.

— Tu as un mauvais fond.

— C’est ce qui fait mon charme, dit-elle en affectant un air suffisant.

Nicolas fit mine de se relever. Dahlia le saisit par le bras.

— Tu as ma vieille couverture sur toi ?

Il sentit la tension qui montait soudain entre eux. Dahlia faisait de son mieux pour paraître nonchalante, comme si cela n’avait aucune importance, mais il aurait pu jurer qu’il entendait son cœur battre à tout rompre. Elle détourna les yeux et lui lâcha la main.

— Oui, répondit-il d’une voix plus bourrue que prévu.

Il fouilla dans son sac et trouva le morceau de tissu aux bords effilochés. Il le lui tendit.

Dahlia se rassit à demi pour s’en emparer. Elle avança lentement la main et saisit doucement la couverture, presque avec révérence. Il observa la manière dont elle la caressait, presque automatiquement, telle une enfant inconsciente de son geste. Elle en effleurait le bord du bout des doigts, avec une infinie tendresse. Enfin, elle releva les yeux et lui sourit.

C’était un sourire sincère, mais troublé par des larmes.

— Merci, Nicolas, dit-elle d’une voix étranglée.

Tout son être lui criait de la prendre dans ses bras.

— Je t’en prie, Dahlia.

Puis il se détourna, parce qu’il le fallait. Parce que ce qu’il ressentait les submergeait l’un comme l’autre. Parce qu’elle penserait que c’était de la pitié, et qu’elle lui en voudrait. Parce qu’elle le rongeait de l’intérieur. Parce qu’il ne supportait pas de la voir trouver du réconfort dans un ridicule morceau de tissu, comme si celui-ci représentait sa famille, ses souvenirs… ce qui était d’ailleurs le cas. Tout en s’éloignant d’elle, il maudit Peter Whitney.

Nicolas aurait voulu être son réconfort, à la place de ce lambeau d’étoffe qui aurait dû partir au rebut depuis des années. Au cours de sa vie, aucune situation ne lui avait jamais paru inextricable. Pas même lorsque, petit garçon, son grand-père avait disparu en plein milieu de la montagne pour le laisser retrouver seul le chemin de la maison Pas même dans le dojo, durant son apprentissage des arts martiaux, le jour où il avait dû affronter des adultes bien plus gradés que lui, ni lors de sa formation dans les Forces spéciales, ni même la première fois qu’il avait été parachuté tout seul au beau milieu de la jungle pour une mission. Mais c’était ce qu’il ressentait aujourd’hui. Il ne savait pas du tout comment faire pour que Dahlia se lie à lui.

Son enfance s’était déroulée sans mère ni grand-mère. Il ne s’était jamais vraiment appesanti sur les relations affectives ou sur le mariage. Jamais il n’avait reçu de conseils à ce sujet. Sa plus grande expérience amoureuse avait été de voir Ryland Miller tenter de séduire Lily. Son capitaine avait alors perdu la tête. Nicolas sentait qu’il venait lui aussi de rejoindre les rangs de ceux qu’une femme avait rendus fous.

Nicolas secoua la tête tandis qu’il progressait sur la rive du fleuve, se camouflant dans l’épaisse végétation. Il devait trouver une position stratégique pour étudier le terrain qu’ils auraient à traverser une fois la nuit tombée. Il voulait également se faire une idée du nombre d’ennemis qu’ils allaient affronter. Il était possible que Calhoun soit déjà mort et qu’ils risquent leur vie pour rien. Nicolas était en mission de reconnaissance, une tâche dont il avait l’habitude. Il pouvait s’immerger totalement dans ce qu’il avait à faire, et ainsi éviter de réfléchir à la violence des émotions qu’il éprouvait lorsqu’il tenait Dahlia contre lui. À la chaleur, au désir, à la violence de sa faim. Il grogna et ferma les yeux, secoua la tête et se reposa sur sa force intérieure pour évacuer la jeune femme de son esprit. Il retrouva un semblant de calme, mais dut admettre qu’elle était toujours en lui, enroulée autour de son cœur, incrustée si profondément qu’il savait qu’il ne l’en extirperait jamais.

Nicolas coupa quelques branches d’une plante qui poussait en abondance le long du fleuve. Prenant son temps, il se façonna un camouflage imitant l’aspect des buissons au milieu desquels il allait évoluer. Il avait toute la journée devant lui, et était très patient. Il devint lui-même un buisson, se déplaçant si lentement le long de la rive couverte de roseaux qu’il en était indétectable. Une fois à découvert, il se coucha à plat ventre sur le sol, étendu dans la végétation, et se mit à ramper sur la berge jusqu’à ce qu’il arrive en vue de la maison en ruine.

Nicolas trouva l’emplacement idéal. Allongé dans la boue au milieu des roseaux et des buissons, l’oreille bercée par le clapotis de l’eau, il jouissait d’un excellent point de vue sur sa cible. La maison resta très calme tout au long de la journée. Il compta trois gardes. Le premier somnolait au soleil, gêné par la chaleur et l’humidité, révélant ainsi qu’il n’était pas originaire de Louisiane. Le deuxième suivait inlassablement et consciencieusement le même circuit tout en fumant cigarette sur cigarette. Le troisième, en revanche, prenait sa tâche très au sérieux. Il ne prêtait aucune attention à la conversation de ses deux collègues et levait régulièrement ses jumelles pour observer méticuleusement le fleuve, la route et le terrain environnant. Aucun des trois n’était l’homme qu’ils avaient suivi jusque-là. Cela voulait dire que Calhoun, s’il était bien dans la maison, était sous la surveillance d’au moins quatre personnes.

Jeux d'esprit
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